Jean GIONO, Les vraies richesses
« On ne parle plus. On ne bouge plus. Un frémissement rapide comme un vol de fauvette passe dans les branches. Maria-la-laide a levé la tête. Elle n'a plus son front de mouton. Elle n'a plus sa lèvre de chien. Ses yeux agrandis sont colorés d'un bleu pur qui est un délice. Elle ouvre la bouche : elle a mis sa voix juste et ronde entre deux notes qui l'emportent en même temps. Elle, en même temps, qui fait le geste d'un réveil. Elle est sorti de la ligne. Ses bras se lèvent jusqu'à sa tête. Ses deux mains s'appuient sur sa nuque. Elle chante. Elle s'avance. Son genou frappe sa jupe. Le bruit de ses pas, le bruit de sa jupe, le bruit de sa voix s'intercalent dans la musique d'Henri. Ils ont l'air de danser ensemble, lui qui ne bouge pas sur sa chaise, son visage triste penché sur la respiration de la danse ; elle, debout, seule au milieu, faisant les pas, dressant les reins, levant la tête, obéissante, attirée, commandante, glissant des pas dans toutes les ouvertures possibles, toujours juste, serrée contre Henri par cette voie solide comme un anneau de fer. Lui la touche et la commande aussi : à la hanche, et la hanche frémit ; au visage, et elle ferme les yeux ; sur le cou tendre, et la voix roule le chant de la colombe ; ce ventre comme un vase, et il se gonfle. Soudain, il a besoin d’une autre femme, de deux, de trois, de toutes. La musique est pleine d'appels. Il frappe avec elles dans le rang des femmes : ici, là, Luce, Jeanne, Rose, Marthe, Lisa, Louise, Madeleine, venez!Elles viennent. Lentement. L'alignement ondule comme s'il était devenu un serpent. Elles n'osent pas venir seules. Mais il les veut toutes. Elles sont toutes nécessaires. Marie-la-laide reste devant avec son grand désir qui a eu le premier courage, sa voie qui sonne comme un anneau de fer. Les voix viennent dans sa voix. Tout semblait plein. Il semblait qu'il n'y avait plus de place pour personne dans cette musique dont la voix de Maria remplissait les intervalles. Il n'y avait pas de place pour d'autres pas, d'autres bruits de jupes. Il y a de la place pour tout, pour tous. Henri a raison. Il les faut toutes. Il appelle. Il les appelle par cette note longue comme l'appel du cabri, par ces trois tremblantes qui font sursauter le coeur comme une main sur un petit lapin. Il n'y a plus d'alignement. Elles s'avancent. Elles chantent. Les genoux frappent les jupes. Le bruit des pas, le bruit des jupes entrent dans la musique, tout ensemble, pendant qu'elles s'approchent de Maria qui danse sur place, les attend, chante, danse, pas jalouse, sachant qu'il les faut toutes. Il faut tout dans le monde. Et plus encore : la musique frappe les hommes. Ils frémissaient déjà. Ils attendaient. Henri vient de déclencher tout le grand clavier de notes basses pleines de joie pendant que les femmes chantent : Primevères, primevères. La voix noble des hommes répond. Il semblait qu'il n'y avait plus de place. Il y a encore de la place pour ceux-là. Ça va mieux. Ils s'avancent. Les pas sont plus forts, le plancher tremble, les vitres claquent, la suie tombe dans la cheminée, les cendres volent, l'étable a peur, les chevaux crient, les moutons bêlent, le bélier frappe des coups de tête dans la porte.
Virginie est belle. Maria est aussi belle. Les hommes sont beaux. Ils sont forts. Ils viennent. Il les fallait. Ils tapent du pied, ils baissent la tête, ils tapent du pied, ils baissent la tête, comme le bélier, comme le bouc, comme les chevaux fiers, comme pour renverser des barrières, comme pour se libérer, comme pour s'arracher, comme avant de sauter. Les femmes sont belles. Elles s'avancent, se retirent, frappent la jupe, s'avancent, se retient, frappent la jupe, comme pour d'arracher d'herbes prenantes, comme pour fuir, comme pour attendre, comme pour fuir, comme si elles étaient retenues par les herbes de la terre, par les lianes, par les buissons, par les branches, par la forêt, par rien, par elles-mêmes, comme les brebis, comme les chèvres, comme les juments.
Ils dansent le printemps. »
« Personne ne peut m'entendre car les hommes et les femmes qui habitent cette ville sont devenus le corps même de cette ville et ils n'ont plus de corps animal et divin. Ils sont devenus les boulons, les rivets, les tôles, les bielles, les rouages, les coussinets, les volants, les courroies, les fins, les axes, les pistons, de cette vaine machine qui tourne à vide sous Sirius, Aldébaran, Bételgeuse et Cassiopée. Ils sont comme des paillettes de métal dans le corps des pièces principales. Ils ne seront jamais plus alimentés de liberté, jamais plus. »
« J'ai le pain dans ma main, toujours lourd, et j'en donne, aux uns et aux autres, et j'en reprends, quoique le goût de jeunesse et de fruit n'ait pas diminué dans ma bouche. Et il n'augmente pas non plus, comme toutes les choses franches qui ont donné d'un seul coup tout ce qu'elles avaient à donner. »
« Voilà qu'ils découvrent les vraies richesses, celles qui permettent la générosité parce qu'elles sont inépuisables, celles qui permettent de penser aux autres, parce que enfin on ne peut pas manger tout son blé – et enfin aussi parce que le blé ne vaut plus rien, et alors on peut le donner. Ils sont en contact avec la matière. Ils se sont débarrassés d'un seul coup de cette fausse intelligence dont on les avait embarrassés et ils sont revenus à la simplicité – qui elle aussi est intelligence.
« Alors, quel conseil peux-tu bien nous donner quand c'est nous qui allons t'en donner un tout de suite. Tu as trafiqué d'une chose que tu ne connais pas. Tu gagnes ton argent en prenant un peu à Pierre et Paul. Tu es comme ceux qui dénaturent ; tu es un produit de cette société dans laquelle l'argent est tout, et d'où on peut le faire de tout – ce qui indique bien qu'il n'est rien. Si demain tu marquais sur tes « billettes » le blé vaut zéro franc – pas toi, car tu es tout petit, mais les gros qui sont au bout du téléphone – tu viendrais nous dire : « Ah! Mauvaise nouvelle, le blé ne vaut plus rien ». Alors que maintenant nous savons que toujours il vaudra son poids de farine et son poids de pain, Nous le mangerons et ferons manger les autres. Nous voulons dire ceux qui habitent les rues compatissantes à notre solitude, les artisans qui aident notre faiblesse, les camarades créateurs, ceux qui travaillent. Alors, si tu veux un conseil, cherche-toi un travail véritable. Tu en auras bientôt besoin. »
« Les grands champs immobiles ne peuvent pas exprimer tout seuls leurs intentions profondes : ils soufflent silencieusement une écume de végétaux. »
« L'extraordinaire est notre puissance de mélange, cette partie divine de nous-mêmes, toujours insoumise, et qui fait de nous l'expression du monde. »
« On ne parle plus. On ne bouge plus. Un frémissement rapide comme un vol de fauvette passe dans les branches. Maria-la-laide a levé la tête. Elle n'a plus son front de mouton. Elle n'a plus sa lèvre de chien. Ses yeux agrandis sont colorés d'un bleu pur qui est un délice. Elle ouvre la bouche : elle a mis sa voix juste et ronde entre deux notes qui l'emportent en même temps. Elle, en même temps, qui fait le geste d'un réveil. Elle est sorti de la ligne. Ses bras se lèvent jusqu'à sa tête. Ses deux mains s'appuient sur sa nuque. Elle chante. Elle s'avance. Son genou frappe sa jupe. Le bruit de ses pas, le bruit de sa jupe, le bruit de sa voix s'intercalent dans la musique d'Henri. Ils ont l'air de danser ensemble, lui qui ne bouge pas sur sa chaise, son visage triste penché sur la respiration de la danse ; elle, debout, seule au milieu, faisant les pas, dressant les reins, levant la tête, obéissante, attirée, commandante, glissant des pas dans toutes les ouvertures possibles, toujours juste, serrée contre Henri par cette voie solide comme un anneau de fer. Lui la touche et la commande aussi : à la hanche, et la hanche frémit ; au visage, et elle ferme les yeux ; sur le cou tendre, et la voix roule le chant de la colombe ; ce ventre comme un vase, et il se gonfle. Soudain, il a besoin d’une autre femme, de deux, de trois, de toutes. La musique est pleine d'appels. Il frappe avec elles dans le rang des femmes : ici, là, Luce, Jeanne, Rose, Marthe, Lisa, Louise, Madeleine, venez!Elles viennent. Lentement. L'alignement ondule comme s'il était devenu un serpent. Elles n'osent pas venir seules. Mais il les veut toutes. Elles sont toutes nécessaires. Marie-la-laide reste devant avec son grand désir qui a eu le premier courage, sa voie qui sonne comme un anneau de fer. Les voix viennent dans sa voix. Tout semblait plein. Il semblait qu'il n'y avait plus de place pour personne dans cette musique dont la voix de Maria remplissait les intervalles. Il n'y avait pas de place pour d'autres pas, d'autres bruits de jupes. Il y a de la place pour tout, pour tous. Henri a raison. Il les faut toutes. Il appelle. Il les appelle par cette note longue comme l'appel du cabri, par ces trois tremblantes qui font sursauter le coeur comme une main sur un petit lapin. Il n'y a plus d'alignement. Elles s'avancent. Elles chantent. Les genoux frappent les jupes. Le bruit des pas, le bruit des jupes entrent dans la musique, tout ensemble, pendant qu'elles s'approchent de Maria qui danse sur place, les attend, chante, danse, pas jalouse, sachant qu'il les faut toutes. Il faut tout dans le monde. Et plus encore : la musique frappe les hommes. Ils frémissaient déjà. Ils attendaient. Henri vient de déclencher tout le grand clavier de notes basses pleines de joie pendant que les femmes chantent : Primevères, primevères. La voix noble des hommes répond. Il semblait qu'il n'y avait plus de place. Il y a encore de la place pour ceux-là. Ça va mieux. Ils s'avancent. Les pas sont plus forts, le plancher tremble, les vitres claquent, la suie tombe dans la cheminée, les cendres volent, l'étable a peur, les chevaux crient, les moutons bêlent, le bélier frappe des coups de tête dans la porte.
Virginie est belle. Maria est aussi belle. Les hommes sont beaux. Ils sont forts. Ils viennent. Il les fallait. Ils tapent du pied, ils baissent la tête, ils tapent du pied, ils baissent la tête, comme le bélier, comme le bouc, comme les chevaux fiers, comme pour renverser des barrières, comme pour se libérer, comme pour s'arracher, comme avant de sauter. Les femmes sont belles. Elles s'avancent, se retirent, frappent la jupe, s'avancent, se retient, frappent la jupe, comme pour d'arracher d'herbes prenantes, comme pour fuir, comme pour attendre, comme pour fuir, comme si elles étaient retenues par les herbes de la terre, par les lianes, par les buissons, par les branches, par la forêt, par rien, par elles-mêmes, comme les brebis, comme les chèvres, comme les juments.
Ils dansent le printemps. »
« Personne ne peut m'entendre car les hommes et les femmes qui habitent cette ville sont devenus le corps même de cette ville et ils n'ont plus de corps animal et divin. Ils sont devenus les boulons, les rivets, les tôles, les bielles, les rouages, les coussinets, les volants, les courroies, les fins, les axes, les pistons, de cette vaine machine qui tourne à vide sous Sirius, Aldébaran, Bételgeuse et Cassiopée. Ils sont comme des paillettes de métal dans le corps des pièces principales. Ils ne seront jamais plus alimentés de liberté, jamais plus. »
« J'ai le pain dans ma main, toujours lourd, et j'en donne, aux uns et aux autres, et j'en reprends, quoique le goût de jeunesse et de fruit n'ait pas diminué dans ma bouche. Et il n'augmente pas non plus, comme toutes les choses franches qui ont donné d'un seul coup tout ce qu'elles avaient à donner. »
« Voilà qu'ils découvrent les vraies richesses, celles qui permettent la générosité parce qu'elles sont inépuisables, celles qui permettent de penser aux autres, parce que enfin on ne peut pas manger tout son blé – et enfin aussi parce que le blé ne vaut plus rien, et alors on peut le donner. Ils sont en contact avec la matière. Ils se sont débarrassés d'un seul coup de cette fausse intelligence dont on les avait embarrassés et ils sont revenus à la simplicité – qui elle aussi est intelligence.
« Alors, quel conseil peux-tu bien nous donner quand c'est nous qui allons t'en donner un tout de suite. Tu as trafiqué d'une chose que tu ne connais pas. Tu gagnes ton argent en prenant un peu à Pierre et Paul. Tu es comme ceux qui dénaturent ; tu es un produit de cette société dans laquelle l'argent est tout, et d'où on peut le faire de tout – ce qui indique bien qu'il n'est rien. Si demain tu marquais sur tes « billettes » le blé vaut zéro franc – pas toi, car tu es tout petit, mais les gros qui sont au bout du téléphone – tu viendrais nous dire : « Ah! Mauvaise nouvelle, le blé ne vaut plus rien ». Alors que maintenant nous savons que toujours il vaudra son poids de farine et son poids de pain, Nous le mangerons et ferons manger les autres. Nous voulons dire ceux qui habitent les rues compatissantes à notre solitude, les artisans qui aident notre faiblesse, les camarades créateurs, ceux qui travaillent. Alors, si tu veux un conseil, cherche-toi un travail véritable. Tu en auras bientôt besoin. »
« Les grands champs immobiles ne peuvent pas exprimer tout seuls leurs intentions profondes : ils soufflent silencieusement une écume de végétaux. »
« L'extraordinaire est notre puissance de mélange, cette partie divine de nous-mêmes, toujours insoumise, et qui fait de nous l'expression du monde. »